Chapitre 14
Les hommes trouvent
toujours quelque excuse valorisante pour se laisser aller à leurs
petits péchés.
Le serpent, le crocodile et le chien. Nous les avions tous les trois affrontés, et vaincus ! La dernière de ces trois menaces était la plus subtile et la plus dangereuse de toutes : si Emerson n’avait pas pensé à examiner le cadavre du chien, j’aurais pu tomber entre les mains de notre ennemi juré. Je ne pouvais lui reprocher de ne pas y avoir songé plus tôt. L’idée, malgré son irréfutable logique, ne m’était pas venue non plus. J’avais d’autres préoccupations à ce moment-là. Seuls ceux qui l’ont vu de leurs yeux peuvent comprendre l’horreur qui emplit l’âme à la simple idée de cet épouvantable mal. La cautérisation est le traitement le plus efficace, mais elle ne réussit pas à tous les coups.
Emerson lui-même était un brin perturbé. Je me rappelais son visage figé, livide quand il se penchait sur moi, la crispation de ses lèvres quand il se préparait à appliquer la lame d’acier chauffée au rouge sur ma peau. Mais ces mains fermes n’avaient pas tremblé, ces yeux bleus attentifs étaient restés secs.
Bien sûr, on peut s’attendre à un tel courage de la part d’un homme de sa trempe, mais je ne lui en aurais point voulu s’il avait essuyé quelques larmes viriles.
Les yeux qui me fixaient en cet instant n’étaient pas bleu saphir, mais gris acier. C’étaient les miens, reflétés dans le miroir de ma coiffeuse. Nous avions gagné nos chambres après le déjeuner. Les autres dormaient ; j’étais censée en faire autant. Cyrus m’avait déposée sur mon lit en me souhaitant un doux repos. Emerson, en passant devant ma porte, m’avait crié :
— Essayez de dormir, MISS Peabody, c’est le meilleur remède que je connaisse.
Comment aurais-je pu dormir ? Mon cerveau bouillonnait de confusion. J’avais réussi à gagner ma coiffeuse, à cloche pied, non pour pouvoir contempler mon visage, mais parce que je pense mieux en position verticale.
J’avais profité de ce que Cyrus m’emmenait dans ma cabine pour le questionner sur la conversation que j’avais surprise par la fenêtre.
— J’essayais simplement de le raisonner, ma chère, il voulait retourner dans le désert quand nous l’avons rejoint, il paraît qu’il voulait examiner de plus près le cadavre du chien. Ne vous inquiétez pas, il s’est ravisé.
Mais j’éprouvais quelque doute. Jamais je n’avais réussi à raisonner Emerson aussi facilement.
Mes pensées étaient encore alimentées par le contenu des lettres que j’avais trouvées dans ma cabine. Le messager de Cyrus, informé de notre retour, les y avait déposées. Remettant à plus tard le bonheur de lire la dernière épître de Ramsès, j’avais commencé par les autres, n’ayant aucune raison de supposer que la prose de mon fils m’apaiserait l’esprit.
Une brève note d’Howard Carter, à Louxor, m’informait que la ville grouillait de journalistes qui le pourchassaient, ainsi que nos autres amis, pour obtenir des interviews. « J’étais dans la salle hypostyle de Karnak hier, écrivait-il, quand une tête a jailli de derrière une colonne et une voix a crié : « Est-il vrai que Mrs Emerson a brisé deux de ses ombrelles durant le sauvetage de son époux ? » J’ai hurlé que non, évidemment, mais préparez-vous, Mrs Emerson, aux pires excès de l’affabulation journalistique. Toutefois, je suppose que vous y êtes habituée. »
Des messages de quelques amis au Caire rapportaient également des assauts exaspérants et des rumeurs encore plus insultantes. La lettre du secrétaire particulier de Sir Evelyn Baring – à laquelle il avait ajouté de sa main une note aimable (et visiblement perplexe) – offrait plus de réconfort. Il avait été impossible de localiser en si peu de temps tous les individus mentionnés, mais les enquêtes suivaient leur cours, et en étudiant les annotations portées sur la liste, je commençai à me demander si, après tout, ma théorie n’était pas fausse. Ceux de nos anciens ennemis qui avaient été incarcérés se trouvaient toujours dans leur prison. On avait trouvé Ahmed le Pou flottant dans la Tamise quelques mois auparavant. Je n’en fus guère surprise : un homme qui consomme et vend de l’opium n’a pas une espérance de vie bien longue. Restaient… (je comptai) six personnes. Rien ne nous garantissait qu’elles n’étaient pas toutes les six à nos trousses, mais cette réduction du nombre, illogiquement, me donna du courage ; Je ne pouvais plus reculer. En soupirant, j’ouvris la lettre de Ramsès.
Très chers Maman et Papa, je suis parvenu à la conclusion que mes talents se situent dans le domaine intellectuel plutôt que dans les prouesses physiques, pour l’instant du moins. J’arrive à me consoler quelque peu en me disant que mes capacités physiques vont croître dans une certaine mesure, de par le processus naturel du temps – c’est-à-dire, pour employer des termes plus familiers, à mesure que je grandirai. Je n’ose espérer atteindre un jour au degré de force et de férocité qui caractérise Papa, mais pourtant, les quelques talents naturels que je possède peuvent être développés par des exercices constants et la pratique de disciplines particulières. J’ai déjà commencé ce régime et entends bien continuer.
Un frisson glacé me parcourut. Je ne pouvais me bercer d’illusions quant au genre de disciplines qu’envisageait Ramsès. La plupart d’entre elles comportaient le lancement de projectiles pointus ou explosifs. Il est sans doute heureux que je n’eusse pas de brandy dans ma cabine et que mon pied fût trop douloureux pour me permettre d’aller jusqu’au salon. À l’instar de Cyrus, je commençais à comprendre comment on peut sombrer dans l’alcoolisme.
Je me forçai à reprendre ma lecture, en me demandant quand Ramsès se déciderait à en venir aux faits.
Je dois avouer, puisque la franchise est une vertu que Maman a toujours essayé de m’inculquer (quoique dans certains cas, j’aie bien l’impression qu’elle cause plus de mal que de bien) que je ne suis pas le seul instigateur du plan qui, je l’espère, résoudra nos difficultés présentes. L’inspiration est venue d’une source inattendue. Plusieurs sources inattendues se sont présentées au cours des dernières semaines, et j’espère m’être guéri de mes préjugés en ce domaine, bien que, comme je l’ai dit, j’attende avec impatience l’occasion de discuter avec vous de ce sujet passionnant.
Mais permettez-moi de rapporter les faits dans l’ordre, ce que Maman approuverait.
Grâce à la douce intervention de Tante Evelyn en ma faveur, je ne fus confiné dans ma chambre que vingt-quatre heures. Une fois libéré, je me trouvai quelque peu désemparé. Les garçons, comme vous le savez, sont à l’école. Nefret lisait Raison et Sentiments, de Jane Austen, et paraissait fort absorbée par ce roman que je trouve pour ma part assez stupide. Les dames de ma connaissance ne ressemblent pas du tout à celles qui sont décrites dans ce livre. La petite Amelia me proposa gentiment une partie de jeu de l’oie, mais je n’étais pas d’humeur à me livrer à des jeux puérils. (Ne craignez rien, Maman, je fus très poli, je ne voudrais pour rien au monde blesser la chère petite.)
En temps normal, je serais allé à la bibliothèque poursuivre mon étude de la grammaire égyptienne, mais la voix de la sagesse me conseillait de garder quelque temps mes distances avec Oncle Walter. Je me dirigeai donc vers le boudoir de Tante Evelyn, dans l’intention d’en apprendre davantage (avec le plus grand tact, il va sans dire) sur les raisons qui l’avaient poussée à acquérir une grande ombrelle noire.
Elle ne s’y trouvait point, mais Rose était là, qui faisait le ménage. J’offris de l’aider à épousseter, mais elle refusa tout net. Par contre, elle ne vit aucune objection à converser.
Les événements passionnants survenus deux nuits plus tôt étaient bien sûr très présents dans nos esprits. Je lui avais déjà raconté toute l’histoire, mais elle demanda à l’entendre de nouveau. J’acceptai de bonne grâce. (Elle non plus ne savait pas pourquoi Tante Evelyn avait acheté cette ombrelle, et elle refusa d’en discuter.) Ce dont elle voulait parler, c’était de la mauvaise conduite d’Ellis. Elle n’apprécie guère Ellis, comme je crois vous l’avoir dit. Ellis est bien plus jeune que Rose. Elle est aussi bien plus mince, et elle a de beaux cheveux blonds. J’ignore quel rôle peuvent jouer ces éléments dans l’attitude de Rose envers Ellis. Je ne les mentionne que dans un souci de précision.
« Ça ne m’étonne pas d’elle, fit-elle en reniflant, je le lui avais bien dit, à Mrs Evelyn, qu’elle ne ferait pas l’affaire. Je les connais, les filles dans son genre. »
« Quel genre ? » demandai-je.
Avant qu’elle puisse répondre, à supposer qu’elle en ait eu l’intention, Tante Evelyn entra. Elle m’invita à venir m’asseoir près d’elle sur le divan (ce que je fis avec plaisir) et prit son ouvrage. Cela me faisait un drôle d’effet de la voir là, paisible et composée comme une grande dame sur un tableau, avec sa broderie, tout en me rappelant la sauvage vierge guerrière de l’autre nuit.
« Ne vous gênez pas pour moi, dit-elle de sa voix douce, je sais que vous aimez bavarder, tous les deux. Faites comme si je n’étais pas là. »
« Nous parlions d’Ellis, expliquai-je, Rose connaît les filles dans son genre. J’essayais de comprendre de quel genre il s’agit. »
Rose devint toute rouge et se mit à frotter vigoureusement la desserte.
« Rose, Rose, la gronda gentiment Tante Evelyn, vous devriez vous montrer plus charitable. »
Je ne sais comment Rose trouva le courage de protester. D’ordinaire elle se contente de marmonner « Oui, Madame » et de maltraiter le mobilier. Je ne puis attribuer son soudain accès de franchise qu’à l’une de ces prémonitions que Maman et moi, et d’autres apparemment, éprouvent de temps en temps.
Elle était toujours très rouge, mais elle parla sans détours.
« Excusez-moi, Miss Evelyn, mais je crois que vous devez savoir. Elle est toujours en train d’espionner et de se faufiler partout. L’autre jour, je l’ai vue qui sortait de la chambre de Maître Ramsès. Vous savez bien qu’elle n’a rien à y faire, Madame, la chambre de Maître Ramsès, c’est mon travail. Et que faisait-elle dehors en pleine nuit, je vous le demande ! »
Ce fut très étrange, chers Maman et Papa, comme l’évidence nous frappa tous trois au même instant. Nous nous dévisagions, éberlués de cette incroyable conclusion. Sauf qu’elle n’avait rien d’incroyable. Tante Evelyn fut la première à parler.
« La chambre de Maître Ramsès, dites-vous ? Que pouvait-elle bien y faire ? »
Je me frappai le front (certaines personnes le font dans les livres, mais je crois que personne ne le fait dans la réalité, en tout cas pas plus d’une fois.)
« Nous avons une petite idée, non ? Depuis combien de temps Ellis est-elle chez vous, Tante Evelyn ? »
La discussion qui s’ensuivit fut fort animée, et nous en tirâmes une conclusion unanime. J’étais bien penaud d’avoir négligé une suspecte aussi évidente, mais c’est moi qui échafaudai le plan.
« Il nous faut la laisser découvrir ce qu’elle cherche, m’écriai-je. Une fois qu’elle l’aura trouvé, nous la laisserons partir avec, sans qu’elle se doute que nous l’avons démasquée. »
Tante Evelyn et Rose approuvèrent le plan avec un enthousiasme si flatteur que j’en fus tout gêné. Leur certitude que j’étais capable de produire un faux convaincant du document en question était encore plus flatteuse, car comme vous le savez, chers Maman et Papa, l’original est dans le… [ces trois derniers mots avaient été barrés] est ailleurs.
Je me mis immédiatement au travail (la contrefaçon est un passe-temps fascinant, je l’ai ajouté à ma liste de talents à cultiver). Estimant que la vraisemblance était essentielle, je me servis d’une feuille d’un des carnets de notes de Papa. (Celui des fouilles de Dachour, que j’avais emporté dans le but d’étudier sa reconstitution du temple de la pyramide. Il y a plusieurs points dont j’aimerais discuter avec lui un jour prochain.) Mais reprenons : il me fallait vieillir le papier, naturellement. Après quelques essais, j’adoptai la solution suivante : le passer au four après en avoir déchiré les bords et l’avoir aspergé d’eau. Ensuite, je traçai les contours de la carte, que j’avais de bonnes raisons de me rappeler, sur une autre page du carnet, et recommençai. Le résultat fut des plus satisfaisants. Inutile de vous dire, mes chers parents, que les indications de cap que j’y inscrivis n’étaient pas ceux qui figuraient sur l’original. J’apportai aussi quelques modifications supplémentaires.
La question suivante était : où dissimuler le document. La bibliothèque nous parut l’endroit le plus plausible, mais nous nous accordâmes sur la nécessité d’attirer l’attention d’Ellis touchant l’emplacement exact du document.
Sans la collaboration enthousiaste de Rose et son remarquable talent de comédienne, le plan n’aurait jamais réussi. La bibliothèque fait partie, paraît-il, de ces endroits où Ellis n’a aucune raison d’aller. (Je suppose que vous saviez cela, Maman, mais moi je l’ignorais, et je trouve des plus intéressants ce cloisonnement des tâches et du statut social qui en découle.) C’est Mary Ann, la bonne, qui a la charge de cette pièce. Il nous fallut donc nous débarrasser d’elle, car son caractère ne se plie point à la tromperie, et aussi parce que nous estimions que moins nous serions nombreux dans le secret, mieux cela vaudrait.
J’eus le temps, avant de tourner la page, d’espérer qu’on ne s’était pas débarrassé trop brutalement de la pauvre Mary Ann. C’était une femme aux cheveux gris, très douce, qui de sa vie n’avait jamais fait de mal à personne.
L’incident du lion avait mis en lambeaux, selon sa propre expression, ses nerfs déjà bien usés. Il ne fut donc pas très difficile de la persuader de prendre quelques jours de congé. (Mary Ann n’est jamais difficile à persuader.) Dès qu’elle fut partie pour la gare, Rose tomba dans l’escalier et se foula la cheville. (En fait, sa cheville n’a rien, chers Maman et Papa, mais elle a joué son rôle de façon tout à fait convaincante.) Il ne restait qu’à demander à Ellis de remplir certaines des fonctions revenant normalement à Mary Ann ou Rose.
Elle accepta de faire le ménage dans la bibliothèque avec une bonne grâce qui nous fournit l’ultime preuve de sa duplicité. Selon Rose et Tante Evelyn, une femme de chambre digne de ce nom donnerait ses huit jours plutôt que de s’abaisser à une tâche aussi dégradante. (Fascinant, n’est-ce pas ? J’ignorais que des attitudes si peu démocratiques avaient cours dans le monde des domestiques.)
Deux détails restaient à régler : faire sortir Oncle Walter de la bibliothèque pendant qu’Ellis la fouillerait, et donner à celle-ci un indice évident de l’endroit où chercher. Tante Evelyn se fit fort d’aplanir la première difficulté. (Ils furent absents tout l’après-midi, je me demande bien ce qu’ils ont fait.) Je me chargeai du deuxième problème. Ma prestation n’aurait sans doute pas convaincu Maman, mais Ellis n’est pas très intelligente. Je la laissai me surprendre en train de lire les papiers qu’Oncle Walter conservait dans un tiroir de son bureau fermant à clef. Mon sursaut coupable en l’apercevant, mon empressement à remettre les papiers dans le tiroir, ajoutèrent de la vraisemblance à ma petite comédie. Dans ma hâte de quitter la pièce, bien sûr, j’oubliai de refermer à clef le tiroir du bureau.
J’ai l’immense plaisir de vous apprendre, Maman et Papa, que notre stratagème a réussi. Ellis a disparu avec armes et bagages, et le faux document aussi.
Maintenant, chers Maman et Papa, la cerise sur le gâteau. (La modestie m’empêche de vous dire de qui est venue cette idée.) Dès que nous eûmes arrêté notre plan, nous fîmes usage de cet appareil fort commode qu’est le téléphone, pour contacter l’inspecteur Cuff et lui expliquer la situation. Il feignit de n’être pas surpris. En fait, il prétendit avoir toujours soupçonné Ellis, et qu’un des buts de son départ pour Londres était de vérifier ses antécédents. Il nous assura qu’Ellis serait suivie dès qu’elle quitterait la maison.
Nous n’espérons pas de rapport de l’inspecteur avant plusieurs jours, mais je poste cette lettre immédiatement pour qu’elle vous parvienne aussi vite que possible. Car je suis certain que dès que le document sera en leur possession, les individus qui se sont comportés de façon si déplaisante cesseront de nous poursuivre de leur assiduité.
Votre fils dévoué, Ramsès.
P.S. Je continue de penser que ma place est à vos côtés car, mes chers parents, vous semblez attirer les individus dangereux. Je possède maintenant sept livres et sept shillings.
Il me fallut un moment pour me remettre totalement de cette remarquable épître. Mon état de faiblesse avait probablement sa part dans la confusion qui me saisit, bien que le contenu de cette lettre eût de quoi jeter le trouble dans n’importe quel esprit. Ce que dirait Emerson en découvrant que ses précieuses notes de fouilles avaient été vandalisées pour fabriquer de faux documents, je n’osais l’imaginer. Où Ramsès avait-il appris à crocheter les serrures ? (Un autre de ses « talents utiles, » supposai-je.) Je frissonnais rien que d’y penser (Gargery, l’inspecteur Cuff, Rose ? ?). Quant au pauvre Walter, ses nerfs étaient sans doute aussi usés que ceux de la pauvre et très éprouvée Mary Ann, bien qu’il fût agréable d’apprendre que lui et Evelyn étaient en aussi bons termes.
J’écartai ces considérations pour examiner la principale information fournie par Ramsès. Imaginer Rose, Evelyn et Ramsès en train de conspirer pour confondre la traîtresse était chose si délicieuse que j’en pardonnais presque tous ses péchés à mon misérable fils, sauf son style littéraire pompeux. Mais une pensée me ramena bientôt à la réalité. La lettre datait de dix jours. Sethos avait dû apprendre déjà le succès de sa complice, elle lui avait sans doute télégraphié immédiatement. Pourtant, les attaques contre nous n’avaient pas cessé. Une, et peut-être deux d’entre elles avaient eu lieu après l’arrivée probable de la nouvelle.
Le serpent, le crocodile et le chien… La petite histoire ne mentionnait aucune autre menace. Allait-il tout recommencer ?
Peut-être fut-ce l’absurdité même de cette idée qui me remit les pieds sur terre. Ou peut-être l’espoir que le stratagème de Ramsès fonctionnerait, mais que la nouvelle n’était pas encore connue du Maître du Crime. En tout cas, je me demandai si le parallèle avec le conte égyptien n’était pas davantage qu’une coïncidence ou une influence surnaturelle. L’imitation pouvait-elle être voulue ? L’esprit qui avait échafaudé ce plan complexe pouvait-il avoir été influencé par « Le Conte du prince maudit » ?
Plusieurs personnes savaient que j’étudiais cette histoire. Le nom de Mr Neville fut le premier à me venir à l’esprit, mais il en avait parlé lors du dîner, au Caire. Beaucoup de nos amis étaient présents.
Sethos se trouvait-il parmi eux ?
Ce sinistre maître du déguisement aurait pu considérer comme une gageure de jouer le rôle d’une personne très connue, à l’apparence bien particulière, comme le Révérend Sayce par exemple. Mais je n’y croyais pas. Personne ne respectait plus que moi les capacités de Sethos, mais il n’avait nul besoin de prendre un tel risque. Il disposait d’alliés et d’employés secrets dans tout le monde de l’archéologie. Un de nos invités aurait pu mentionner mon intérêt pour cette histoire à l’un de ses complices. À regret, je dus admettre que cette ligne de réflexion n’était pas plus fructueuse que d’autres que j’avais déjà examinées. Elle menait à un groupe de personnes que j’avais déjà soupçonnées de fournir des renseignements au Maître du Crime : les archéologues. Certains auraient pu le faire en toute innocence.
Chaque indice se brisait dans ma main dès que j’essayais de m’en saisir. En constatant l’habileté avec laquelle le bandit barbu avait enfoncé l’aiguille hypodermique dans le bras d’Emerson, j’avais pensé qu’il avait peut-être reçu une formation médicale. Cette suspicion ne m’apportait rien, maintenant que je savais que cet homme était Sethos. Il s’était montré en plusieurs occasions très renseigné sur l’usage et les effets de certaines drogues. Et puis d’ailleurs, la plupart des fouilleurs connaissent les rudiments de la médecine, puisqu’ils sont obligés de traiter les blessures survenues sur le site.
Un autre élément, dont j’avais un temps pensé qu’il réduirait la liste des suspects, se révélait peu concluant. Les officiers de la Sudan Expeditionary Force ne se trouvaient pas tous au Soudan. Après la chute de Khartoum, beaucoup avaient bénéficié de permissions. J’avais moi-même vu un visage familier dans le hall du Shepheard. J’avais oublié son nom, mais je me rappelais maintenant où je l’avais rencontré. C’était chez le général Rundle à Sanam Abou Dom. Sethos n’avait eu nul besoin de se rendre au Soudan pour soutirer des renseignements aux officiers informés de notre expédition.
Dans un élan de colère frustrée, j’abattis mes poings sur la table. Flacons et pots tremblèrent violemment. Une petite bouteille d’eau de Cologne se renversa.
Le choc de la bouteille fut suivi d’un coup frappé à la porte. Il n’y avait qu’un seul être que j’eusse envie de voir, et je savais que ce n’était pas lui. Emerson ne frappait pas doucement aux portes.
— Entrez, fis-je sans enthousiasme.
C’était Bertha. Son apparence avait changé de façon stupéfiante. Son visage et sa tête étaient découverts. Elle avait troqué ses voiles sombres contre une robe rayée bleu et blanc. C’était une gallabieh d’homme, les femmes mariées ne portaient que du noir, et comme les fillettes étaient précipitées dans le mariage à des âges indécemment tendres, aucun vêtement féminin n’aurait convenu à la silhouette adulte de Bertha. Quoiqu’un peu large pour elle, la robe mettait ladite silhouette en valeur, car le tissu était fin, et je la soupçonnais de ne rien porter en dessous. Ses cheveux nattés pendaient sur son épaule comme une corde animée, aussi grosse que mon poignet. Son visage était net, sans marque, son teint aussi clair que le mien.
Avant que je puisse lui faire part de mes réflexions, elle expliqua :
— Je venais voir si vous aviez besoin de quelque chose. La brûlure doit être très douloureuse.
De fait, elle m’élançait furieusement. Mais je ne crois pas que les plaintes soulagent les maux.
— Cela passera avec le temps. Nous ne sommes guère riches en glace, ici.
— Alors, prenez quelque chose pour dormir.
— Je ne puis me permettre de m’abrutir l’esprit. Nous ne sommes déjà que trop vulnérables.
— Vous devriez au moins vous étendre.
— Sans doute. Non, je n’ai pas besoin que vous me souteniez. Passez-moi simplement cette ombrelle, voulez-vous ?
Ce n’était pas celle que j’avais en revenant du campement. Je ne pense pas que j’aurais pu la toucher à nouveau. Heureusement, j’en avais toujours plusieurs.
Bertha m’aida à mettre de l’ordre dans ma toilette et me tendit un verre d’eau. Je me sentais un brin fébrile, de sorte que lorsqu’elle mouilla un mouchoir et me le passa sur le visage, je ne protestai pas. Elle était très adroite et douce. Une idée me vint.
— Je suis contente que vous soyez là, Bertha. Je voulais vous parler. Avez-vous déjà pensé à suivre une formation d’infirmière ?
La question parut beaucoup la surprendre. Mais je suis habituée à ce que les gens réagissent ainsi à mes remarques. Ceux dont le cerveau fonctionne avec moins d’agilité que le mien ont souvent du mal à suivre ma pensée.
— Il nous faut vous trouver un métier, expliquai-je, la profession d’infirmière est accessible aux femmes, et bien que mon vœu le plus cher soit de voir les femmes conquérir des emplois jusqu’ici réservés aux hommes, vous ne me semblez pas avoir la force de caractère nécessaire pour réformer la société. Le métier d’infirmière pourrait vous convenir, si vous arrivez à vous endurcir un peu.
— M’endurcir, répéta-t-elle pensivement, je pense que je le pourrais, oui.
— Ce n’est qu’une suggestion. Pourtant, je crois que vous devriez y réfléchir. Je vous renverrai en Angleterre dès que ces problèmes seront réglés. Je le ferais dès maintenant – car je vous avoue franchement que je serais soulagée de ne plus être responsable de vous – si je pensais que vous consentiriez à partir.
— Je ne veux pas. Pas avant que… les problèmes soient réglés.
Mains croisées sur les genoux, visage composé, elle me dévisagea avec beaucoup d’attention pendant un moment, puis reprit :
— Vous feriez cela pour moi ? Pourquoi ?
Mes yeux se dérobèrent à son regard scrutateur. Elle avait changé de façon remarquable, mais ma réticence avait une autre cause, qui ne me fait pas honneur. Je surmontai cette réticence, comme je surmonte toujours, je crois, les faiblesses de caractère.
— J’ai vu ce que vous avez fait, Bertha, la nuit où je suis venue sauver Emerson. Si vous ne vous étiez pas jetée contre la porte pour essayer de barrer la route à l’homme qui voulait l’assassiner, j’aurais peut-être sorti mon pistolet trop tard. C’était la réaction d’une femme loyale et courageuse.
Une ombre de sourire tira le coin de ses lèvres :
— C’est peut-être que je n’ai pas eu le temps de réfléchir avant d’agir, comme disait O’Connell.
— Ce n’en est que plus méritoire. Votre instinct est plus sûr que vos actes conscients. Oh, j’avoue avoir douté de vous. Vous allez rire, ajoutai-je en riant moi-même, mais pendant un moment je vous ai soupçonnée d’être un homme.
Au lieu de rire, elle passa lentement les mains sur son corps. Le tissu tendu, collant à ses formes, ne laissait aucun doute.
— L’homme que vous appelez Sethos ? demanda-t-elle, même avec un voile et des robes épaisses, il lui faudrait être très doué pour donner le change.
— Il est très doué, vous devriez le savoir.
— Je ne crois pas que c’était lui.
— C’était forcément lui. Je n’aurais pas cru qu’il puisse traiter une femme comme il vous a traitée… Bon, cela démontre simplement que même un juge des caractères aussi sagace que moi peut parfois se laisser abuser. Il s’est choisi cette fois un pseudonyme approprié : le serpent rusé et rampant, celui qui a trompé Eve.
— À quoi est-ce qu’il ressemble ? demanda Bertha, se penchant en avant.
— C’est là qu’est le problème. Ses yeux sont d’une teinte indéfinissable, ils peuvent paraître gris, ou bleus, ou bruns, noirs même parfois. Ses autres traits se prêtent tout aussi bien à la modification. Il m’a expliqué certaines de ses méthodes pour les déguiser.
— Alors, vous lui avez parlé, vous avez été près de lui ?
— Heu… oui.
— Mais sûrement, fit Bertha en m’observant, aucun homme ne peut se déguiser complètement aux yeux d’une personne aussi… aussi perspicace que vous. Était-il jeune ?
— Il est plus facile de contrefaire l’âge que la jeunesse, admis-je, et quand il a essayé de… dans sa vanité, il a exhibé certains traits qui sont sans doute les siens. Il est presque aussi grand qu’Emerson, à peine un pouce de moins. Et bien bâti. Sa démarche avait l’élasticité de la jeunesse et de la force physique, son… je crois que je vous ai dit tout ce que je sais. D’après ce que j’ai vu de votre ancien maître, ces caractéristiques correspondent.
— Oui.
Nous restâmes assises quelque temps en silence, plongées dans nos pensées. Puis elle se leva.
— Il vous faut du repos. Puis-je vous demander quelque chose avant de partir ?
— Bien sûr.
— Se souvient-il de vous ?
— Il a de bonnes raisons de… Oh, vous voulez parler d’Emerson ? (J’étais fatiguée, un soupir passa mes lèvres.) Pas encore.
— Vous comptez pour lui. J’ai vu son visage quand il a appliqué le couteau sur votre pied.
— Vous espérez sans doute me réconforter, Bertha, et j’apprécie votre intention, mais j’ai peur que vous ne compreniez pas le caractère britannique. Emerson en aurait fait autant pour n’importe quelle personne en difficulté, et il aurait éprouvé la même pitié pour… pour Abdullah. Surtout pour Abdullah. Filez maintenant, et réfléchissez sérieusement à la carrière d’infirmière.
Je voulais être seule. Ses paroles, malgré leur gentillesse, m’avaient profondément blessée. Comme j’aurais voulu croire que le désarroi d’Emerson devant ma souffrance était plus que la simple compassion d’un gentleman anglais envers une personne en difficulté. Hélas, je ne pouvais me mentir à moi-même. Et Emerson (malgré certaines excentricités) était incontestablement un gentleman anglais.
Bien que moins énergique que de coutume, je tins à me joindre aux autres pour le dîner. Je confesse que, en entrant dans le salon, je me sentis comme une héroïne de roman, me laissant aller gracieusement au soutien respectueux de mon ami Cyrus, vêtue de ma plus élégante robe d’intérieur. C’était celle que j’avais cette fameuse nuit à Louxor, quand Cyrus était venu m’apporter le télégramme de Walter dans ma chambre. En fermant les agrafes et nouant les rubans, je m’étais remémoré l’état d’angoisse extrême où je me trouvais ce soir-là. Le souvenir avait été salutaire. Peu importaient les dangers qui nous menaçaient, peu importait le risque de ne jamais reconquérir le cœur d’Emerson. Aucun tourment ne pouvait se comparer à ces heures terribles, quand j’ignorais s’il était en vie et s’il me serait rendu un jour.
Les visages de ceux qui se levèrent pour m’accueillir rayonnaient de sourires de bienvenue et (si je puis le dire sans être taxée de vanité) d’admiration. Le visage que j’avais espéré voir ne se trouvait pas parmi eux. Il n’était pas là.
— Flûte ! laissai-je échapper malgré moi.
Cyrus, qui s’apprêtait à me déposer sur le sofa, s’interrompit.
— Vous ai-je fait mal ? Je suis si maladroit…
— Non, non, vous ne m’avez pas fait mal. Posez-moi, Cyrus.
René se précipita vers moi, un verre à la main. Son expression montrait que lui, au moins, appréciait la soie jaune et les dentelles vaporeuses. Bien sûr, il était français.
— Non merci, fis-je, je n’ai pas envie de sherry.
— Voilà madame, intervint Kevin, poussant René de côté, exactement ce que le médecin a recommandé. J’ai pris la liberté de le faire bien tassé. Pour la douleur, vous comprenez.
La lueur dans ses yeux quand il me tendit le verre amena malgré moi un sourire sur mes lèvres. Je savais qu’il se rappelait une certaine occasion, à Londres, où il m’avait invitée dans un de ces curieux établissements qu’on appelle, je crois, pubs, et s’était étouffé dans son propre verre en m’entendant commander un whisky soda. Ce n’est pas Kevin, me répétai-je, ce n’est pas le jeune homme qui combattit à mes côtés contre les prêtres masqués, Kevin qui nous avait soutenus – quand il n’écrivait pas sur nous des articles infamants – pendant l’affaire Baskerville.
— Et si je puis me permettre, continua-t-il gaiement, cet ensemble jaune sied à merveille à vos joues caressées de soleil et vos boucles brunes, Mrs… Miss Peabody.
— Inutile, fis-je, il n’est pas là. Où diable s’est-il fourré ?
Il y eut un bref temps de silence inconfortable.
— Ne vous faites pas de souci, M’dame, dit Charles, Abdullah est parti avec lui.
Je posai soigneusement mon verre avant de parler.
— Parti. Où donc ?
Tous les yeux, y compris les miens, étaient braqués sur Charles. Il fut tiré de cette situation embarrassante par l’arrivée d’Emerson lui-même. Comme d’habitude, il laissa la porte ouverte. Jetant un coup d’œil à mon verre, il remarqua :
— Je vois que vous soignez le mal par le mal, MISS Peabody ?
Puis il se dirigea vers la table et se versa un whisky soda bien tassé.
Plusieurs réponses me vinrent à l’esprit. Je les rejetai toutes, les jugeant inutilement provocantes et peu susceptibles de susciter des explications satisfaisantes. Je me contentai de demander :
— Vous avez fait des découvertes miraculeuses ?
Il se retourna et s’appuya contre la table, son verre à la main. Son expression éveillait les pires soupçons. Je la connaissais bien : cet éclat dans ces yeux bleu saphir, cette courbe des sourcils, ce petit pli au coin de la bouche. « Fat » n’est peut-être pas le mot approprié. Il évoque toujours, au moins pour moi, un certain formalisme qui ne pourra jamais, au grand jamais, s’appliquer à Emerson. « Faraud » est une meilleure description.
— Miraculeuses ? C’est sans doute le mot que vous choisiriez. Je préfère y voir le résultat de l’expérience et d’un travail acharné. J’ai trouvé une nouvelle stèle. Je pensais bien qu’il devait y en avoir une autre sur le côté nord du périmètre. Elle est en très mauvais état, ce qui nous obligera à en copier l’inscription dès que possible.
Charles s’étrangla avec son sherry.
— Je vous demande pardon, fit-il en portant sa serviette à ses lèvres.
— Ce n’est rien, répondit Emerson jovialement, contenez votre joie, Charles, je vous promets que vous serez le premier à vous en approcher.
— Merci, monsieur, répondit Charles.
*
* *
— Je n’arrive pas à comprendre ce qui cloche chez moi, m’écriai-je en appuyant mes mains sur mes tempes douloureuses. D’ordinaire, j’arrive à suivre le raisonnement d’Emerson, même lorsqu’il est incompréhensible pour des gens normaux, mais là, je suis perdue. Il prépare quelque chose, mais quoi ?
Je m’adressais, non à moi-même, mais à Cyrus. Il avait insisté pour me ramener à ma cabine immédiatement après le dîner. Comme personne d’autre ne se proposait, j’acceptai son offre, car je ne me sentais pas en état de me débrouiller toute seule.
Il ne répondit pas tout de suite, occupé qu’il était à ouvrir la porte sans me lâcher.
— Laissez-moi faire, dis-je en tendant la main vers la poignée.
Le domestique diligent de Cyrus avait fait le ménage et laissé une lampe allumée. Ce n’est qu’au moment où Cyrus s’apprêtait à me déposer sur mon lit que j’aperçus quelque chose de bizarre.
— Crénom ! Quelqu’un a fouillé dans mes papiers !
Cyrus parcourut la pièce du regard. Étant un homme, il ne vit rien d’anormal.
— Le domestique… commença-t-il.
— Il n’a aucune raison d’ouvrir le coffret où je range mes lettres et mes documents personnels. Regardez, il y a un bout de papier qui dépasse ; j’espère que vous ne me croyez pas si négligente ! Passez-moi le coffret, voulez-vous ?
C’était une boîte de métal comme celles qu’utilisent les hommes de loi. Je ne l’avais pas fermée à clef, car elle ne contenait que les lettres que j’avais reçues et mes notes sur « Le Conte du prince maudit ». Les croquis de la tombe royale et mes notes d’excavation se trouvaient dans un autre porte-documents.
Je feuilletai rapidement la liasse de papiers.
— Aucun doute, dis-je, il n’a même pas pris la peine de les replacer dans le bon ordre. Soit il manque d’expérience comme criminel, soit il ne se soucie pas que je m’aperçoive de ses recherches.
— Quelque chose manque ?
— Pas dans ce coffret. Heu… Cyrus, vous voulez bien vous tourner un moment ?
Il me lança un regard vexé et interrogateur, mais s’exécuta immédiatement. Le bruissement des draps devait le rendre malade de curiosité, ses épaules ne cessaient de bouger. En vrai gentleman, il resta immobile jusqu’à ce que je lui donne la permission de se retourner.
— De plus en plus étrange, murmurai-je en fronçant les sourcils, il ne manque absolument rien. On aurait pu penser que…
— … qu’un voleur expérimenté aurait d’abord regardé sous le matelas ? fit Cyrus en haussant les sourcils. Je ne vous demanderai pas ce que vous y dissimulez, mais je suis sûr que vous pourriez trouver une meilleure cachette. Peu importe. Le fait que votre trésor, quel qu’il soit, n’ait pas été emporté ne donne-t-il pas à penser que c’est un domestique, poussé par la curiosité, qui a fouillé dans vos papiers ?
— Cela me donne plutôt à penser que le mobile de l’intrus est encore plus sinistre que je ne le suppose, car je suis incapable de le deviner.
— Oh ! fit Cyrus en se grattant le menton.
Sa stature élancée, son visage buriné, symboles vivants de la virilité, paraissaient incongrus dans cette jolie pièce luxueuse. Je l’invitai à s’asseoir, et il se posa inconfortablement sur le bord d’une chaise fragile.
— Votre nervosité n’a rien d’étonnant, ma chère, dit-il, la plupart des hommes seraient anéantis après une telle épreuve. Je voudrais que vous preniez tout cela un peu plus à la légère.
J’ignorai cette suggestion ridicule :
— Puisque nous perdrions notre temps en vaines spéculations sur les mobiles de l’intrus, revenons-en à Emerson. Il est très content de lui, c’est mauvais signe. Cela ne peut avoir qu’une signification : il a découvert quelque chose sur notre ennemi ou l’endroit où il se cache. Quelque chose qu’il savait déjà, sans quoi il n’aurait pas dit : « Quel imbécile je fais ! » Qu’est-ce que cela peut être ? Si Emerson l’a découvert, je devrais en être capable moi aussi. Il parlait de m’emmener au Caire… des étrangers dans le train… soins médicaux… Bien sûr ! Quelle imbécile je fais !
L’élégante chaise émit un craquement lugubre quand Cyrus changea de position. J’étais trop excitée pour remarquer ce signe d’inconfort.
— Suivez mon raisonnement, Cyrus, si nous avions pensé que j’avais moi ou Emerson, qui était la victime visée – été contaminée, nous serions partis pour Le Caire. Notre ennemi nous aurait interceptés. Mais pourquoi attendre que nous soyons dans le train ? Il aurait eu de meilleures chances en nous tendant une embuscade entre ici et Deirout – sur la felouque qui nous aurait fait traverser le fleuve, ou sur le chemin de la gare. Il était là, Cyrus, là, dans le village, probablement chez le ’Omdeh, car c’est là que les touristes se logent – et c’est là qu’allait Emerson, chez le ’Omdeh ! Si vous n’aviez pas…
La chaise émit une série de craquements alarmants. Cyrus se laissa aller contre le dossier, les yeux au plafond.
— Cyrus, fis-je très doucement, vous le saviez. Vous m’avez menti, Cyrus. Quand je vous ai demandé où était allé Emerson, vous m’avez répondu…
— C’était pour votre bien, se défendit-il. Parfois, Amelia, vous me fichez la frousse, avec votre façon de tout deviner. Vous êtes sûre de ne pas pratiquer la sorcellerie en cachette ?
— J’aimerais bien. Cela me permettrait de jeter des sorts à certaines personnes. Allez, Cyrus, dites-moi tout.
J’avais vu juste, bien sûr. Un groupe de touristes était arrivé ce matin-là, à cheval. Ils avaient demandé l’hospitalité au ’Omdeh, puis changé d’avis. Ils étaient repartis assez précipitamment, peu après notre retour.
— Ils ont dû entendre Abdullah annoncer que le chien n’avait pas la rage. Eux, ou quelqu’un qui le leur aura répété.
— Tout le pays a entendu les hurlements d’Abdullah, grommela Cyrus.
— Ce n’est pas sa faute. Ce n’est la faute de personne. Voilà donc pourquoi Emerson a fouillé les falaises du nord cet après-midi ! Il pense que les « touristes » sont toujours dans les parages. C’est fort possible, notre ennemi n’abandonnera certainement pas maintenant. Et, bien sûr, Emerson compte s’occuper personnellement de lui. Je ne puis le permettre. Où est Abdullah, je dois…
Je m’apprêtai à me relever. Cyrus se précipita à mes côtés. Doucement mais fermement, il me força à me rallonger.
— Amelia, si vous continuez, je vais vous pincer le nez et vous obliger à ingurgiter une dose de laudanum. Vous ne ferez qu’aggraver votre blessure si vous ne lui laissez pas la possibilité de cicatriser.
— Vous avez raison, bien entendu. Que c’est agaçant ! Je ne peux même pas faire les cent pas pour me calmer les nerfs.
Il avait bien vite surmonté son embarras à se trouver seul avec moi dans ma chambre ! Il était assis sur le lit, tout bonnement, et ses mains reposaient toujours sur mes épaules. Il planta son regard dans le mien.
— Amelia…
— Auriez-vous la bonté d’aller me chercher un verre d’eau, Cyrus ?
— Dans une minute. Il faut que vous m’écoutiez maintenant. Je n’en peux plus.
Par respect pour des sentiments qui étaient – j’en suis convaincue – sincères et profonds, je ne rapporterai pas les termes dans lesquels il s’épancha. Ils étaient simples et virils, tout comme Cyrus lui-même. Quand il se tut, je ne pus que secouer la tête en disant :
— Je suis désolée, Cyrus.
— Alors, il n’y a pas d’espoir ?
— Vous vous oubliez, mon ami.
— Ce n’est pas moi qui suis oublié, rétorqua brutalement Cyrus. Il ne vous mérite pas, abandonnez, Amelia !
— Jamais. Même si cela doit durer toute ma vie.
C’était un moment dramatique. Je crois que ma voix et l’expression de mon visage montraient ma détermination. Je l’espérais de tout cœur.
Cyrus ôta ses mains de mes épaules et se retourna. Je lui dis gentiment :
— Vous prenez pour des sentiments plus profonds ce qui n’est que de l’amitié, Cyrus. Un jour, vous trouverez une femme digne de votre affection.
Il restait silencieux, épaules voûtées. J’ai toujours pensé qu’une touche d’humour allège les situations embarrassantes.
— Et il y a peu de chances qu’elle ait un fils tel que Ramsès !
Cyrus carra ses larges épaules.
— Personne d’autre ne pourrait avoir un fils tel que Ramsès. Mais si vous considérez cela comme une consolation… Enfin, je n’en dirai pas plus. Dois-je aller vous chercher Abdullah maintenant ? Je suppose que si je ne le fais pas, vous allez sortir de votre lit à cloche-pied et vous traîner jusqu’à lui.
Il réagissait en homme. Je n’en attendais pas moins de sa part.
*
* *
Abdullah semblait encore plus incongru que Cyrus dans ma chambre. Il examina les volants et froufrous avec une expression d’intense suspicion, et refusa la chaise que je lui offrais. Il ne me fallut pas longtemps pour le pousser à avouer que lui aussi m’avait trompée.
— Mais Sitt, vous ne m’avez rien demandé, s’excusa-t-il piteusement.
— Vous n’auriez pas dû attendre que je vous le demande. Pourquoi n’êtes-vous pas venu me trouver immédiatement ? Oh, passons à autre chose, ajoutai-je impatiemment, voyant Abdullah rouler des yeux en tentant d’inventer un nouveau mensonge. Maintenant, dites-moi exactement ce que vous avez appris cet après-midi.
Il s’installa confortablement par terre près du lit, et nous nous plongeâmes dans une grande conversation amicale. Emerson, accompagné d’Abdullah, de Daoud et d’Ali (il avait au moins eu le bon sens de les emmener avec lui), avait tenté de découvrir où étaient allés les mystérieux touristes. Aucun marinier ne reconnut leur avoir fait traverser le fleuve. Ils disaient probablement la vérité car, comme l’expliqua innocemment Abdullah, « les menaces du Maître des Imprécations sont plus fortes que l’argent ». Les hommes que nous cherchions se trouvaient donc toujours sur la rive est. Un chamelier itinérant confirmait cette hypothèse, il avait aperçu un groupe de cavaliers qui se dirigeait vers l’extrémité nord de la plaine, où les falaises s’incurvent vers le fleuve.
— Ensuite, nous les avons perdus, poursuivit Abdullah, mais ils ont dû installer leur campement quelque part dans les collines ou le haut désert, Sitt, nous ne sommes pas allés plus loin. Il se faisait tard et Emerson a décidé de rentrer. Il avait l’air tout content.
— Bien sûr qu’il était content, le bougre ! murmurai-je en serrant les poings. Voilà qui explique son soudain intérêt pour les bornes. Ce n’est qu’une excuse pour fouiller cette zone et, avec un peu de chance – de son point de vue – se faire attaquer à nouveau. De plus, il s’imagine que je suis impotente et incapable de m’opposer à son plan stupide. Bon, attendez un peu qu’il voie…
Un tremblement presque imperceptible dans la barbe d’Abdullah me fit taire. Il est d’un maintien particulièrement impassible, ou aime à le croire. Comme il croit également que je suis dotée de pouvoirs occultes, il a du mal à me cacher ses pensées.
— Abdullah. Mon père. Mon ami très honoré. Si Emerson tente de quitter le bateau cette nuit, arrêtez-le par tous les moyens. Utilisez même la violence s’il le faut. Et si vous lui parlez de notre conversation…
Je m’interrompis pour accroître l’effet de mes paroles. J’ai souvent constaté que les menaces non formulées sont les plus terrifiantes. De plus, je n’en trouvais point que je fusse capable de mettre à exécution.
— J’entends, j’obéirai.
Il se leva dans un gracieux flottement d’étoffe. Ses paroles cérémonieuses d’obéissance m’auraient davantage impressionnée si je n’avais pas vu qu’il tentait de réprimer un sourire. Il ajouta :
— Il est bien difficile de cheminer sur la lame effilée qui passe entre les ordres d’Emerson et les vôtres, Sitt. Il m’a dit la même chose voici moins d’une heure.